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Je suis morte 

 

Je suis morte coincée dans le coffre d’une 404. Celui qui m’a tué est en train de conduire. Je suis en colère, c’était à prévoir, il n’a jamais su se contrôler lorsque je faisais mes crises d’hystérie.

Cette fois tout est allé si vite. Je ne pensais pas mourir bêtement ainsi. Après avoir vécu sur le fil tant d’années, voyagé dans des endroits où une femme seule ne voulait pas aller, aimer des hommes pas comme il faut, je meurs bêtement dans un camping-car garé sur la place d’un village du Cantal.

C’est quoi le nom de ce village d’ailleurs ? Je ne sais plus. Je ne voulais pas que l’on s’arrête là. C’est son habitude de garer sur les places de village. Combien de fois je lui ai dit que moi, je voulais de l’aventure, de la nature, du calme.

Il s’est acheté un camping-car pour vivre libre et nous voilà toujours garés au bord des routes ou sur les parkings au plein cœur des villes.

Combien de fois je me suis réveillée avec le tintamarre d’une place qui se réveille, avec le regard médusé des passants me voyant sortir du lit en petite tenue parce que Monsieur avait laissé la porte ouverte pour sortir le chien ? Combien de fois, nous avons été traités de romanichels ? Combien de fois nous sommes partis avec cette prune trop mûre sur le pare-brise ?

Bon ce soir, la même rengaine alors que juste avant d’arriver dans ce foutu bled, j’avais vu un chemin à droite. Un petit chemin comme je les aime, bon c’est vrai ces foutues roues idiotes des camping-cars les aime moins, ces chemins. Mais celui-là ça le faisait, j’en suis sûre. Un panneau indiquait un point de vue. Voilà moi c’est ce dont j’avais besoin là à ce moment, j’avais besoin d’un point de vue. Eh bien non ! La mâchoire serrée il est allé tout droit.

C’est vrai là, j’ai déconné, j’ai commencé à mettre les pieds sur le tableau de bord avec les tiags. Ça lui plait pas les tiags sur son nouveau tableau bord.  Je le sens bien. Il dit rien mais ça lui plait pas, à réfléchir comme ça en fait c’est pas les tiags sur le tableau de bord qui lui plait pas, mais la tournure que prend mon émotionnel.

Il sait que si je ne me calme pas là à l’instant ça va s’empirer et que le tableau de bord c’est rien. Je le regarde il roule, il roule, d’ailleurs il n’aime que rouler pour aller là où la peur ne va pas le saisir, il roule. Bon moi je suis assez d’accord pour que l’on trousse sa peur mais je veux le bucolique aussi, je veux le silence, je veux l’introspection, je veux le sentiment d’être seule au monde. Nous deux avec sa condamnation à perpétuité que l’on se trouve un coin dans les bois et vivre hors la loi !

Lui, il a besoin de se coller au cul des emmerdes là en plein ville, il a besoin de se coltiner le bruit, les cons et les pots d’échappement. A dire vrai notre désharmonie est touchante, c’est ce que l’on sait faire de mieux, la désharmonie.

Ça fait six ans que l’on accorde nos violons de la discorde. Il ne m’écoute jamais. Mes désirs l’angoissent, il est l’homme de l’idée fixe.

C’est toujours là que s’articule le scénario de l’explosion, il roule vers son idée fixe et moi je perds mes illusions. Je perds l’homme que j’avais rêvé, espéré, je le perds en voyant défiler l’asphalte, je ressens alors l’allégement de mon capital bonheur.

C’est à ce moment-là que sans même un regard en coin, il sait qu’une nouvelle nuit sans sommeil se prépare avec sa ribambelle de péripéties folles et discordantes. Il sait que la vie va devenir dangereuse car tout peut à présent arriver, le meilleur est perdu à jamais seul le pire va naître encore.

Ça fait six ans que l’on sent sort avec des bleus, des contusions, de la vaisselle brisée, des vêtements déchirés, des objets volants qui sortent du camping-car. Et les voisins s’arrangent pour partir au petit matin. Ça fait six ans qu’au petit déjeuner on finit toujours par se bidonner, c’est vrai à un moment donné on éclate de rire pour ne pas mourir de honte, on décide de s’aimer pour donner du sens à la nuit.

Ce soir, il s’est garé sur la place de ce foutu village. Je l’ai insulté avec mes mots je lui ai dit combien il était peu de chose à mes yeux. Je lui ai dit combien, je ne me suis jamais sentie reconnue, entendue, combien nous ne partagions que la misère et la misère j’allais la lui laisser sur le bord de cette foutue départementale.

Il est allé caler les roues arrières. Nous étions en pente, c’est vrai nous étions dans une foutue pente. Il est allé bricoler ses trucs pour allumer l’énergie autonome, histoire de se regarder bien en face pour se dire combien nous étions en bout de route. La lune, heureusement il y avait cette lune, bien ronde.

D’ailleurs c’est la lune qui en a remis une couche sur mon désir perdu dans ce chemin que nous n’avions pas emprunté, celui avec le point de vue. Oui je suis rentrée comme une furie dans le camping-car. Je l’ai cherché à droite, en fait il était dans la salle de bain. Je me souviens que j’étais surprise qu’il soit là. C’est fini ! Il se brosse les dents, il va me laisser seule éveillée sur cette place débile !

Non enfin oui, j’ai crié oui sûrement, c’est mon grand truc le cri. Il est sorti en furie j’ai juste eu le temps de voir ses yeux fous. Il m’a poussé et ma tête a heurté un truc bien pointu. Je ne sais pas trop bien ce que c’était mais sûrement un truc contondant que l’on n’avait pas rangé pourtant on était vigilant mais là pas assez.

En tombant j’ai su que c’était la dernière fois que je regardais la vie. C’est bête, j’étais pas si con, j’étais pas si moche, j’avais tout pour réussir diront certains. C’est sûr, ils l’accuseront tôt ou tard, tout le monde est au courant qu’il devenait un peu fou des fois. Il a été surpris que je meure là comme ça sans en dire des tonnes. Mes tirades habituelles qui le soulaient, j’ai senti qu’il les regrettait cette fois.

Il a soulevé mon corps, il a pleuré, il a engueulé le chien qui voulait me voir de plus près. Il est sorti certainement pour enlever les cales, il m’a manqué, j’étais si seule. Il m’a enveloppé délicatement dans la couverture celle qu’il aimait tant.

Il a redémarré et puis il s’est mis à rouler, rouler, rouler pour fuir sa peur. Moi j’aime bien quand il roule ça me calme aussi, il le sait. Il a pensé à moi en regardant le grigri qui pendait du rétroviseur. Il roulait pour partager notre remise de peine. Il roulait pour fuir sa peur à perpétuité.

Il a garé le camping-car. Il n’a pas fait les vidanges tant mieux je n’aurais pas supporté, je voulais rester avec lui au plus près. Le chien était assis sur moi. Sur la banquette du coin cuisine, il m’avait bien ficelée pour pas que je me mette à balloter. Mes santiags dépassaient…

Il m’a portée. Il a hésité. Il a ouvert le coffre de la 404 et l’a refermé.

Il m’amène je ne sais où. Roule, mon loulou ! Roule…

 

Isabelle Hertement 


Pôle.

 

J’ai tout lâché, un matin d’octobre, après une convocation à Pôle emploi. Mon conseiller m’avait convoqué à 9H30. J’ai compris rapidement dans la file Accueil pour annoncer ma présence que j’étais la première de la liste.

J’ai attendu et j’ai lutté contre l’angoisse qui me prend toujours dans ce lieu. Il faut dire que depuis qu’ils l’ont collé boulevard Ney, la mission est impossible. S’il vous reste un dernier brin d’optimisme après la station de métro en bout de ligne, la traversée du périph, le salut des prostitués, l’enjambement des sdf, les voitures à vive allure, le tunnel sordide où volent les papiers de dix générations de Mac Do, le regard mort de l’homme de la sécurité et les marches vers un sous-sol non enchanteur…S’il vous reste un brin d’optimisme, c’est que vous avez déjà pris votre décision de ne plus jamais revenir à une convocation de votre conseiller.

Donc je l’ai attendu 5 mn, aucun sourire… J’ai attendu devant des vitres immenses mais sales. J’ai attendu 10 autres minutes en regardant mon téléphone dans l’espoir qu’un mouvement d’humanité viendrait me surprendre dans les tréfonds de cet enfer. J’ai attendu encore 15 mn. Puis je suis allée à l’accueil sans reprendre la longue file d’attente, pour demander si je n’avais pas été oubliée et là, la nana de l’accueil m’a demandé de reprendre la file depuis le début en haut des marches près du type au regard mort qui regarde vos sacs à l’entrée.

J’y suis allée, tout en haut des marches, mais je ne me suis pas retournée… J’ai marché, marché, marché jusqu’au Mali.

Mon père m’attendait, ses os ne pouvaient plus le porter ou plutôt il ne pouvait plus porter le fardeau qui lui donnait juste de quoi boire du lait de vache après sa journée de labeur. Il m’a montré le chemin tout en haut pour récolter les feuilles d’eucalyptus et le lendemain je suis devenue une femme porteuse.

Je vous raconte tout cela, pour vous dire que ce n’est pas une larme que vous voyez Mesdames et Messieurs sur la photo que vous avez prise de moi…ce n’est pas une larme. Je vous entends d’ici !  Non ce n’est pas une larme mais de la sueur, une sueur saine qui est venue me soustraire aux allocations logements, aux files interminables de la caf, au regard des hommes et des femmes pressés.

Je porte aujourd’hui l’essence de mon pays. Les feuilles d’eucalyptus viendront soigner vos poumons. Cette huile essentielle, je la porte dans mon dos. Ce labeur est difficile, oui mais il soigne mes chagrins de la ville, le goût de la mort de l’existence anarchique ou le sens de l’amour est dilué dans la peur de le perdre.

Rappelez-vous ! Je suis ici et je soigne mon âme ! À défaut de prendre soin de mes articulations ! Bien sûr je vais peut-être mourir un peu plus jeune mais dans la solitude salvatrice des hauteurs et dans le rythme des champs de mes sœurs, je suis redevenue fière.

Je suis au « Pôle de mon être ».

 Isabelle Hertement

 

Un crime

 

J’ai 18 ans. Je dors à la sortie du village les mains sur le volant. C’est ma première voiture une 4L bleu, deux bleus, un plus foncé devant. C’était la voiture de mon grand-père, avec, il a eu quatre accidents puis un jour il a cédé le volant.

Je dors car je viens de commettre un crime et lorsque l’angoisse me submerge j’ai besoin de dormir.

Je regarde le mur celui qui a arrêté la 4L avant que je sombre dans mon sac de coton.

Je regarde ce mur, je l’ai vu au dernier moment, juste avant de fermer les yeux. Il y a une trace sur le mur, une trace bleue.

Je ne sais pas ce qui m’a pris, le camionneur est mort. Je l’ai enroulé avec le plaid de papy. Elle sentait trop le chien de toute façon, j’ai bien fait de m’en débarrasser. J’ai placé le corps au milieu du tissu écossais puis je l’ai roulé puis j’ai poussé… Il a roulé, roulé et dévalé le talus. Longtemps je l’ai vu puis il a disparu.

Le camionneur je l’aimais bien, c’était miraculeux au petit matin qu’il s’arrête pour me changer ma roue. Il était baraqué. Il m’a dit en retirant le cric du coffre !

– Ma Pépète, ne te fais pas de bile.

Ma pépète, c’est familier mais c’est mignon.

C’est la première fois de ma vie que je fais une grosse bêtise. Je pense à mon père qui va m’engueuler lorsque ce baraqué se redresse pour se reculotter.

J’avais le cric à portée de main. Le permis de conduire en poche depuis la veille, prête en quelque sorte. C’est la première fois de ma vie que je fais une grosse bêtise.

Je regarde le mur qui a arrêté ma course avant que le marchand de sable ne m’emporte…

Je viens d’écrire la première page blanche de ma vie d’adulte. Le permis de conduire dans mon portefeuille, le portefeuille dans mon sac à main, un petit sac de jute, que j’aime bien.

Un papier rose, un permis de sortie de route. Chaque soir dans ma cellule, je retraverse ce petit village au petit matin,  je roule jusqu’à cette trace bleue sur le mur.

 

Isabelle Hertement

 


Encas ferreux

 

Il quitte son véhicule l’air chaland. La main gauche dans la poche, il tâte ses pièces de monnaie, boulons, vis, écrous. Il dirige toujours le regard sur ses pieds, pas d’horizon dans son monde, pas de lendemain. Non : il scrute, place ses pieds et évite le petit caillou, la merde, la feuille trop humide, le prospectus, le gravier.

Il pousse la porte du tabac toujours à la même heure. Il n’utilise pas le verbe, il pointe du menton et le paquet tombe sur le comptoir en même temps que ses pièces. Pas de billets, que des pièces. Depuis 62 ans. Les pièces, il les attire, les ramasse, les appelle, les suggère.

Il se dirige ensuite au bistro. Il retrouve la vieille qui s’arrange avec son âge depuis des lustres. Il actionne le même menton, elle lui verse le même petit verre de calva près de son café. Il scrute le dallage du carrelage un long moment, scrute les interstices, divague dans ses méandres, suit les lignes de fuite puis revient doucement lorsque la porte s’ouvre derrière lui. Il se tourne alors avec parcimonie, un peu de lui, un peu de son corps, un peu d’esprit, un peu d’âme mais pas trop et pas tout en même temps. Il regarde cet inconnu connu et l’oublie instantanément pour revenir jouer du pied avec le mégot ou le papier du sucre. Je trouve qu’il se voute avec le temps, son manteau est laminé du côté gauche, la main de la poche, la poche du glaneur.

C’est un poète, un poète de la rue, du macadam un poète de l’objet qui traine, s’ennuie. C’est un poète d’ici oui, oui. Il ramasse depuis toujours les petites choses insignifiantes qui tombent dans le caniveau. Il préfère l’acier à l’argent, les breloques, les choses anciennes aux neuves. Il chante aussi pour cette raison. Oui c’est étrange mais il chante alors les pièces tombent il les ramasse tout en glissant des onomatopées qui viennent du sol de sa terre.

Je ne lui parle jamais, personne d’ailleurs. Les mots s’envolent à son contact et se perdent dans les airs.  Trop aérien pour cet homme d’en bas. Il écoute seulement le tintement de ses pièces qui sonnent dans sa grande poche, il les soupèse à tout instant. Un instant à lui où il soupèse le poids de ces pièces de monnaie, le poids de ces pluies de ferraille,  du temps passé à chanter, le poids de la vie.

Je me demande qui recoud sa poche gauche… Des fois je l’imagine vivre quelque part le soir. Une femme à qui il hoche le menton après qu’il referme la porte,  auprès de qui il se réchauffe sur le matelas à même le sol.

Je le regarde depuis toujours. Il passe chaque jour à la même heure devant ma fenêtre. Il descend puis quelques minutes plus tard il remonte la rue. Je le regarde depuis toujours et cet amour me repose chaque jour jusqu’au lendemain.

Je regarde ces cheveux épais sur son crane fort, sa mâchoire ferme. Une poigne de fer une allure sanglier, singulière. Une allure flânant avec une concentration puissante.

Un amant qui s’occupe avec le lit de la rue, du caniveau, des recoins. Il guette l’objet qui chavire son cœur. L’objet…

Il ne me regarde jamais, je jette quelque fois quelque clous et autre petit encas ferreux pour faire le spectacle. J’arrange la réalité. Il se baisse avec souplesse, scrute l’objet, son œil brille alors.

L’inviter, pourquoi ? On ne met pas des fers aux pieds des poètes, on les regarde passer.

 Isabelle Hertement 


Vive

 

L’impact des gouttes sur le métal résonne dans ma tête. Je cherche à comprendre avec cet indice,  cet élément sonore, ce que je vais devenir dans les prochaines minutes.

Il y a d’autres indices comme cet objet long, rond, sous mon dos à la naissance de ma fesse gauche et mon bandeau qui sent un léger parfum de lessive. Ce parfum m’encourage, il y a quelque chose de raisonnable dans la lessive quelque chose qui vous rappelle que nous avons eu une mère, un être qui nous veut du bien. Cependant je ressens une angoisse quand à la nature des liens dans mon dos. Ils sont fins serrés et coupants.

Et puis ce lieu clos, minuscule où se répand trop vite mon odeur de peur. Elle n’a jamais été si acide. Elle n’est presque pas de moi. Elle vient de cette bête instinctive qui sent que le moment est venu de jouer la dernière ligne droite dans la savane.

Je tente de comprendre ce qui s’est passé et de reprendre corps avec l’avant. Avant ce coffre de voiture où je suis séquestrée. Avant, avant… Rien ne revient.

Mais si, je n’ai pas oublié que je prends le RER chaque matin pour un lieu qui ne me dit plus rien et je me souviens que je suis souvent très réveillée à l’heure de me coucher. Je me souviens aussi que mes enfants dorment dans deux chambres séparées et qu’ils s’endorment avant que la porte d’entrée claque ! Elle claque tard. Trop tard pour essayer de rafistoler le tricot qui s’effiloche, les mailles qui foutent le camp. Et chaque soir, je suis réveillée et je me souviens de mon désir qui monte dans la salle de bain. Lorsque je regarde mon fard, mon Kohl, mes vernis qui prennent la poussière. Ça me réveille, chaque soir un peu plus. Chaque soir, je cherche dans le miroir à me souvenir du rire sur mon visage lorsque maquillée et apprêtée, j’éteignais la lumière pour sillonner les rues de Paris.

La vitesse des gouttes augmente ! La voiture est garée en pente. Ma tête en contre-bas.

 Comme lorsque enfant mon frère me soulevait mes jambes pour me pendre par les pieds. Je vais le rejoindre peut-être… Non ! C’est con ! Je n’ai jamais pensé qu’une fois mort on rejoint qui que ce soit… A quoi bon recommencer les mêmes conneries là-haut avec les mêmes numéros. Non tu es bel est bien parti, trop vite oui et depuis je t’invente encore. Je te retrouve à mes côtés dans le métro, à la piscine, me parlant de je ne sais où…

Que me dirais-tu maintenant ? Que me dirais-tu ? De ton vivant je n’aurais pas pensé à t’appeler de cette galère mais depuis que tu es parti, tu jouis d’une certaine aura d’omniprésence, d’homme à tout faire, à tout penser, à tout savoir…

– Alors si tu as une idée n’hésite pas ?

Je t’entends me dire :

– Tu t’es fourrée dans un sale pétrin, comment t’as fait ton compte ?

Voilà ces questions qui me mènent à rien. Bon ! Je vais rester seule dans ce putain de coffre avec mes liens et mes gouttes qui commencent sérieusement à me taper sur le système.

Je n’entends aucun bruit et je ne vois aucune lumière. Je suis bien caché au fond de nul part dans un lieu si désert que je vais mourir dans le dénuement le plus total. Aucune lutte, aucun barouf. Silence ça goutte !!

Maintenant, je me souviens de la porte qui claque un peu plus tôt que d’habitude. Les enfants dormaient… Non ! Ils étaient chez ma belle sœur. Tu as passé tes mains dans tes cheveux, tu étais gêné de me voir habillée dans la robe que tu m’avais offerte celle que je ne mets jamais…Tu étais gêné… Je ne sais plus pourquoi j’ai claqué la porte. Cette fois, c’était mon tour de la claquer à ma manière cette porte !  Le voisin du dessous a gueulé… Je lui ai crié :

– Je t’emmerde !

J’ai vu l’œil des judas s’obscurcir à chaque palier. C’était bon d’entendre à nouveau courir mes talons sur des marches d’escaliers et de sentir s’éloigner ces 20 dernières années. De laisser mes grossesses, mon mariage, les diners et la tête de toute la famille dans l’album photo.

J’entends un bruit qui vient de devant, une porte de garage automatique qui s’ouvre… Des bruits d’outils…Quelqu’un cherche, c’est marrant enfin si je puis dire, je sens que je vais mourir.  Je ne crie pas, je ne chouine pas…

 Ah ! Je me souviens de ma dernière nuit, j’ai crié au dessus de la Seine mon désir ardent de changer de vie et d’attendre le premier bac à sable et sauter dans  la même péniche que les Amants du Pont Neuf !

Il y avait aussi un homme charmant, mi clochard, mi élégant avec une Veuve Clicquot, nous avons toasté à La Conciergerie !

Tiens l’homme a trouvé ce qu’il cherchait. J’entends un bruit, le bruit d’un briquet, maintenant un bruit de flamme forte et puis l’embrasement…

Comme lorsque l’homme m’a fait basculer dans le néant.

Je vais mourir vive !!

 Isabelle Hertement

 


Écrire

Mon papy est un vieux monsieur, je suis petite et je trouve qu’il est un vieux monsieur comme les autres vieux messieurs. Plus tard, j’ai compris que c’était mon grand-père et pas celui de la voisine.

Mon papy attendait depuis lustres, il en parlait souvent. Il attendait avec impatience que sa fille secrétaire quelque part lui rapporte les feuillets. Un dimanche alors que le gigot répandait son odeur de dimanche, je compris que ces dits-feuillets étaient ses poèmes tapés à la machine.

J’ai reçu un exemplaire de chacun de ses poèmes. Une dizaine de feuillets. Mon papy racontait sa vision de la vie, les arbres, son amour pour la montagne et la maladie de mamie.

Un jour important de mon enfance, lors d’une grande fête qui me célébrait, je me suis émancipée… Je l’ai vu dans le regard de ma mère, en montant sur une chaise pour lire le plus beau cadeau que j’ai reçu depuis lors : un poème de lui. Ce poème, ça parlait de moi, rien que de moi. Dans le titre, mon prénom.

Dans les mots de mon grand-père, j’ai compris les mots, j’ai compris la fantaisie, j’ai compris que l’on pouvait toucher les odeurs, entourer le vide de toute la splendeur du monde, étaler comme le goudron la noirceur de notre solitude. J’ai senti la folie, goûté la liberté de naitre enfin. Être enfin : Être !

Lorsque j’écris je viens lui rendre hommage, faire couler l’encre de ses veines pour qu’il écrive encore. Lorsque j’écris, j’inscris les vibrations de son âme. Cet homme m’a offert le don merveilleux de la fenêtre ouverte. Ecrire pour ouvrir ma fenêtre et regarder ce qui s’en échappe, écrire pour laisser à l’instar de ce grand-père un peu de ma mélodie, mon regard, mon ton sur des feuillets qui volent au vent. Ecrire pour vivre encore un peu le temps d’une ligne…

Ecrire c’est tendre la main entre moi et tous ces livres et reconnaître que si j’ai tant lu c’est que les mots me disaient quelque chose.

Ecrire c’est aussi un pied de nez à tous ces cons et leur zéro pointé. Ecrire c’est pouvoir ouvrir plus grand possible mon champ des possibles. C’est élargir mon spectre ! Il est large, large, large…

Ecrire c’est me surprendre.  C’est ouvrir mon livre enfin, le lire, le lire, le lire jusqu’à la fin.

Ecrire c’est lâcher le chien la truffe au vent et le suivre, c’est tout… Je me balade avec lui dans le grand vide de l’instant. Je pose un pied et apparaît alors au dernier moment une dalle humide, viens alors un à un les autres pas et d’autres dalles encore.

Ecrire pour raconter au plus près de mon âme avec l’alchimie des maux.

Ecrire pour découvrir enfin à quoi je ressemble et voir la tête que j’ai !    

Isabelle Hertement


Ma ville effilée (clin d’œil, Italo Calvino)

 

Il fait sombre, je regarde les gouttes d’eau opaques tomber une à une sur le sol translucide et mouvant. Je lève la tête et remarque que la petite du 5ème est déjà rentrée. Je vis au sous-sol depuis bientôt 500 ans et l’ascenseur pour monter la rejoindre est en panne depuis mon aménagement. J’habite un 83 pièces hérité de mon premier grand-père.  Amiral de la 6ème flotte des gratte-ciels, mort pour la France sur le champ du déshonneur en refusant de sauter sans parachute pour donner l’exemple. Le déshonneur a coûté cher à ses descendants, sa femme sa fille et son canard ont disparu après l’évènement.

Un ami architecte venu hier me rendre un chalumeau me fait remarquer l’ingéniosité de mon modeste chez moi. Il est un célèbre architecte de la ville depuis maintenant 203 ans et son aménagement du territoire a beaucoup fait parler les coccinelles.

Il est le célèbre inventeur des immeubles mous devenus une référence antisismique. Les matériaux utilisés sont simples, biodégradables et d’une veine intarissable. De plus il a su faire exporter son savoir faire dans toute la galaxie. Il doit cette invention au temps que consacrent les fils de bonnes familles à observer les araignées filant sur la vanité de leurs aïeux. Aïeux très souvent enfermés dans l’armoire viking du salon.  Le fil d’araignée est un matériau économique, les fileuses velues des ouvrières faciles à contenter et toujours disposées à offrir gracieusement leur labeur aux riches conquistadors.

Il est également l’inventeur des fenêtres opaques. Elles permettent de ne plus être déprimé par la vue des poussières nucléaires flottantes, qui nous empoisonnent depuis plus de 308 ans. C’est également un système efficace contre les conséquences sanitaires de l’absence de couche d’ozone, couche disparue…euh… je ne me souviens plus trop…les disques durs relatant ce phénomène, il me semble naturel ?… sont indéchiffrables depuis belle lurette.

Mais surtout cet homme a inventé une nouvelle manière d’appréhender les espaces accueillant la vie et la mort.

Les naissances se font désormais au 7ème ciel de cahutes. Ainsi les enfants mal conçus, non désirés, accidents d’un soir peuvent prétendre à un avenir meilleur en naissant sous des bons hospices.

Dans les salles d’accouchement, de nombreux animaux accueillent ces nouveaux arrivants. Ils les reniflent, les lavent, les bercent… Des gestes vitaux qui depuis plus de 600 ans sont oubliés de la mémoire collective de notre espèce.

Quand à la mort, mon ami a été le précurseur d’un concept et d’un design original. Un coup de génie qui fait date depuis une centaine d’années dans les maisons de partance.

Des maisons aménagées, je vous le rappelle, par des fonds privés. Car je ne vous apprends rien en soulignant qu’il est devenu très difficile de nos jours d’envisager de mourir, privilège réservé depuis des lustres à l’élite.

La nécessité de repenser ces lieux offre une publicité et une bonne fortune à mon cher camarade. Il faut les voir, ces rares élus en files indiennes interminables pour aménager dans les capsules. Ces dites capsules sont aménagées avec goût, elles sont de formes ovoïdes et de couleurs vives. Une forme archétypale qui souligne la conception oubliée dite « par les voies naturelles ». Je sais…Naturel un mot désuet, veuillez m’en excuser.

Ces capsules-ventres ont eu un succès phénoménal et la demande de mourir en position fœtale est une vraie success-story !!

Isabelle Hertement 


J’aime bien un homme

 

Il n’est pas rentré, pas encore ou il ne rentrera pas. Hier, il est rentré tard…

Suis-je totalement perdue pour passer mon temps à cette fenêtre ? Ne me reste t-il plus que ce rectangle orangé la nuit, blanc le jour et noir en fin de journée pour espérer encore ?

 

Espérer quoi ? Une rencontre ? Une nuit avec lui ? Une vie avec lui ?

Une vie, avec lui ! Tu seras capable toi de vivre encore avec un homme ? Et si il ronfle ? Regarde son portable au lit ? Si il rentre tard, comme il le fait là ? Si il te trompe et si un jour tu ne l’aimes plus comme toujours ? Que cherches tu ? Alors ?

 

Une caresse, des caresses, une tonne de caresse, un regard, des corps qui se parlent qui se racontent qui se mélangent…

 

Mais les caresses ça mène toujours quelque part ! Tu sais bien que c’est une voie qui s’ouvre sur autre chose et cette autre chose, tu vas faire quoi avec ? Tu sais bien que c’est cette autre chose qui cloche chez toi ! Oui une caresse… Et tu as tout le bonhomme en entier ! Voilà où ça mène ton désir de caresse. Après il y a le deuxième rendez-vous, ton désir irrésistible de nouvelle lingerie, de désir du désir !

Le deuxième rendez-vous…C’est peut-être le meilleur ! Le risque est plus grand que la digue se rompe.

 

Pourquoi tu parles de rompre comme ça dès le deuxième rendez-vous, tu en as déjà perdu toi, au deuxième rendez-vous ?

 

Non à vrai dire non, je n’en ai jamais perdu au deuxième rendez-vous. Non, mais moi si sûrement à chaque fois…

 

Mais tu perds quoi ?

 

Bonne question. J’aime bien la perte peut-être ? Ou la rupture ? Ou l’absence ? Oui ça l’absence j’adore l’absence !

 

Non ! Au deuxième rendez-vous c’est de la présence tout de même. Tu vois tu sais pas ce que tu dis ! Non c’est vrai…

 

Au 2ème on s’entend dire que des conneries qui nous dépassent, on met le paquet, on sort l’intuition, tout l’extra est de sortie. L’ordinaire au vide ordure. C’est là peut-être où j’y suis plus, moi j’aime l’ordinaire, tu comprends, j’aime l’ordinaire. Me lever le matin, chauffer mon eau pendant ma douche puis mettre France Culture. Bon ça m’arrive de changer, je mets Fip et l’eau après la douche ! Et ensuite je balance à fond l’imprévu. Je quitte le domicile conjugal pour le sort de la surprise au dehors.

Oui voilà j’aime les surprises !

 

Oui c’est ça ton problème t’aimes trop les surprises. C’est pour cela que tu aimes le deuxième rendez-vous, la surprise est à son comble, tu te surprends toi même d’ailleurs. A enfiler des perles de crèmes sur toi ! Ou pas ! C’est un bon baromètre, avec le temps on se connaît, et on jauge la pertinence de nos dires. Et on a beau dire si on est con au deuxième rendez-vous, tu peux prendre la sortie de côté.

 

Bon ! Quesque je raconte là avec la lumière dans le dos ! Ça fait une heure que je suis là comme une pauvre fille qui guette… Il va voir ma culotte avec la lumière dans le dos !

 

Tu le fais exprès avoue !

 

C’est drôle je suis totalement ambivalente. Avec mon fond de robe, ma combinaison des familles et mon désir coller aux coins des yeux.

 

Tu vas faire quoi ? Lui faire du morse avec les mains ? L’inviter chez toi, alors que tu n’es pas chez toi ? Tu vas ressortir dans la rue, te revêtir donc perdre le truc irrésistible de la transparence pour t’enfoncer dans la nuit. Allumer la lumière glauque de l’escalier de son immeuble car c’est toujours glauque la cage d’escalier d’un immeuble. Tu vas hésiter l’ascenseur pas l’ascenseur. L’ascenseur, s’il y a une glace, te redonnera l’occasion, si la lumière est bonne de te regarder et ne pas oublier qui tu es… Ou décider à ce moment-là devant ton visage de t’oublier…

 

Ou bien les marches quatre à quatre !  Non c’est stupide pas au premier rendez-vous.

 

Il y a les voisins du 5ème qui me regardent ! Ils sont deux ! oh ! la, la !

Ah le voilà ! Je n’ai pas envie de lui ! Qu’est-ce qui me prend ?  C’est ridicule ! Reprends ton livre !  Repars à Haïti avec Dany La Ferrière. Ce n’est pas si mal, une vie à regarder l’écriture de l’autre… Il m’a vu !  Putain !  Je viens de lui faire signe !  Incroyable je n’ai pas prémédité ce geste. Oh ! Je suis devenue complétement folle. Je le vois à peine, c’est quoi ce délire, pourquoi lui ? Ressaisis toi ! Pourquoi lui ? Ça a commencé comment ?

 

Trouve quelque chose merde, c’est quoi le début ?

 

Je ne me souviens plus du début, une lumière, peut-être… J’ai toujours été sensible à la lumière depuis l’enfance. J’avais repeint l’abat-jour de facture classique, très classique, dans ma chambre. L’autre jour après la mort de maman, je suis rentrée dans cette chambre, l’abat-jour était là avec sa fresque peinte, rien n’a changé… Il est resté là et le monde a tourné sans lui. Ah oui ! La lumière… Je mettais des bougies. J’adorais les jours avec des coupures de courant, je les attendais, je les espérais, j’avais remarqué qu’à la lueur de la lampe à pétrole mon père et ma mère s’apaisaient, la maisonnée aussi, mon cœur aussi.

Il n’y a pas que la lumière qui m’a amené à me mettre en culotte devant ce type. Son intérieur, j’ai toujours tout pigé d’un intérieur. Je lis dans les frigos aussi bien que dans le marc de café. Je lis dans les canapés dans l’agencement d’un désordre ou d’un ordre. Rien de préconçu, j’aime tout et rien. Ça dépend comment on fricote avec le tout et le rien.

Oui j’aime bien son intérieur, je l’aime bien parce que ce n’est pas le mien déjà. J’aime bien ne pas me retrouver chez l’autre. Et J’aime bien me rendre chez l’autre, voyager chez l’autre. J’aime bien son canapé, j’aime bien sa tasse à café qu’il tient chaque matin, lorsqu’il scrute les feuilles jaunies de ces plantes.

J’aime bien qu’il porte des chemises. J’ai souvent aimé les hommes en chemises. Ah oui c’est vrai ça ! Bon je ne les repasse jamais, j’aime bien un homme qui repasse oui c’est vrai ça !

J’aime bien un homme.

Bon j’arrête !

 

Tu es devenue complétement mielleuse ma pauvre fille. Tu prends un coup de mescal comme au bon vieux temps, tu t’accroches à la bouteille autant que tu peux et puis tu files en face.

Tu prends l’ascenseur tu demandes au miroir ce qu’il en pense et voilà. On verra bien. Les miroirs c’est bien connu ça n’arrête pas de causer. Faut pas les laisser parler trop longtemps mais on peut leur faire confiance, ils ont un côté réaliste.

Après tu sonnes, non tu frappes ! T’as jamais aimé sonner, ça aussi ça doit s’expliquer, tu frappes et peut-être que tu n’auras pas à causer. Et à quoi bon ? On a dit que de toute façon là on n’est pas au stade de se connaître mais de se reconnaître.

 

Demain, il aura un choc en voyant que j’ai déménagé : c’est donc ce soir ou jamais.

 Isabelle Hertement

 


 Les brunes comptent.

 

J’étais assise au Blue Danube Coffee House, en terrasse. Clément St, un café sympa qui me rappelait d’où je venais, bien qu’au fil des mois je n’osais même plus m’autoriser à repenser à mon passé. Ce café, d’une manière secrète, me raccordait à ce que j’avais de plus cher depuis que je l’avais quitté. Je lisais le Vieil Homme et la Mer, la lumière était franche en ce début d’après-midi. Il fallait bien un avantage à se trouver de ce coin du globe, lorsque la brume ne l’emportait pas, le soleil pouvait réconforter le macadam. Mon linge tournait dans la laverie, à deux blocs de là.

Je lisais donc le vieil Homme et la Mer, je ne me souviens pas vraiment de l’histoire dans ses détails, mais je me souviens étrangement, nettement de la rue, de l’atmosphère, de ma position et je ressens encore ce livre entre mes mains. Ce livre, je l’avais acheté au Bookstore du coin, une librairie labyrinthique qui m’avait réanimée plus d’une fois. Je ne sais pourquoi, elle possédait un fonds de livres d’occasion, et au fond d’un couloir, où nul n’allait, j’ai découvert un mur de livres français. Au fil de mes vides, de la douleur de l’exil, de l’absence, de mon mal du pays, de ma solitude, de mon emprisonnement, de mon Alcatraz, je suis venue à un rythme effréné grignoter comme une petite souris cette pile nourricière.

La librairie se nommait Green Apple Books il me semble, enfin qu’importe, elle avait le goût de tous les terroirs du pays de mon ADN, elle détenait le plus beau trésor qu’un naufragé attend de la mer. Un livre, un livre, un livre…! J’avais lu et relu de grands écrivains, je me suis mise à imaginer le profil de l’ex-propriétaire de ces livres à qui la Apple Books quelque chose avait racheté le lot. Je me suis mise à rêver de sa vie au fil des lectures. Je me suis mise à respirer le papier, pour comprendre plus encore de lui. Il est devenu à juste titre mon seul ami dans ce pays. Il devait être mort pour avoir livré ses livres à l’agresseur. J’avais lu Sartre, d’où je venais, mais à l’âge que j’avais je n’en avais pas lu l’intégralité. Et bien là, j’ai tout lu et L’Enfer chez les Autres.

Ce jour là j’avais Le Vieil homme et la mer entre les mains. J’étais seule pour la première fois dans cette city, j’avais décliné le rendez-vous mensuel, la visite à mes beaux-parents à 8 heures de route d’ici. Dans ce coin du monde on parle en heures, et non en miles pour évaluer les distances. J’avais crée un petit tremblement de terre, ré-ouvert la faille de San Andréas, j’avais fait dérailler la machine qui roulait à vive allure vers une destination qui m’éloignait de mon centre.

Je lisais donc et puis la dernière page est arrivée, ma machine à laver devait tourner encore, j’avais le temps encore de rester un peu près du vieil homme. Réfléchir à sa bataille effrénée contre ou pour ? Je vous le disais, je ne sais plus très bien l’histoire, une histoire de lutte infernale avec un poisson énorme, une espèce de Graal, un truc que vous ne pouvez pas refuser, que vous ne pouvez pas lâcher…

Un peu comme avec cet homme que j’avais connu là-bas chez moi. Il était venu chez moi pour repartir ici et je suis reparti là avec lui. J’ai tout laissé, ma patrie, mes amies, même qu’Edith elle dit qu’il faut se teindre en blonde lorsque ça vous arrive, c’est pour dire. Et moi j’avais l’âme d’Edith, les chansons, je ne les écrivais pas, ni même je les chantais enfin rarement, non moi je les vivais à feu et surtout à sang. J’avais suivi cet homme, de la trempe de ceux qui avaient sauvé mon pays enfin, ça c’était le film que se faisait mon père normand. Voilà: j’étais allée là où pas un péquin de chez moi ne m’a dit de ne pas aller.

L’Amérique en blonde, sans gauloise au bec, pas même la Green Card, je faisais des ménages en clandestine, aucune trace sur mon passage. Dès les premiers jours, une peur bleue dans le ventre, de mourir dans cette foutue ville de toute beauté, San Francisco. Une peur bleue, pas comme cette foutue maison que je chantais avec ma sœur à la guitare. Une peur irraisonnée de laisser mon corps ici au beau milieu de l’Atlantique.

Là j’ai vu l’homme qui n’était plus trop le même depuis qu’il était dans son camp. Je l’aimais toujours, oui, c’est bien pour cela que j’écris là aujourd’hui, oui sinon, il n’y aurait pas d’histoire (et sacrément triste). Oui je l’aimais toujours. Mais en le voyant, enfin en le reconnaissant sur le trottoir, sa silhouette à contre-jour, j’ai décidé … Il s’est assis, et sans même entendre sa voix, je lui ai dit  « demain je pars. » Nous avons couru partout pour trouver la plus grande valise, nous avons ensuite pleuré toute la nuit. Au petit jour je décollais, 12 heures plus tard, je me suis surprise à connaître les paroles de Douce France.

Pour en revenir au livre, je ne me souviens pas de son histoire mais je me souviens que le vieil homme, il a bien dû me dire quelque chose avec son poisson tout bouffé et sa main toute abimée.

Je suis revenue à Paris. Depuis, chaque matin à Montmartre, j’entends chanter Edith, je suis de nouveau brune et ça, Ça compte pas pour des prunes !

 

La suite... Lettre à monsieur

Monsieur,

Je ne pensais pas un jour avoir l’audace de vous écrire, et pour ce faire rechercher 23 ans plus tard votre librairie sur internet. Quelle émotion en regardant sa façade ! C’est étrange je l’ai reconnue de suite comme cela, prise de l’autre côté du trottoir de Clément Street, à deux pas du Blue Danube. Je l’ai reconnue, pourtant jamais je ne l’aurais décrite ainsi. J’ai eu la chance de tomber sur John, cet étudiant qui venait faire un stage chez vous et qui aime la France au point d’avoir appris la langue. « Toujours le même propriétaire et pas prêt à raccrocher les gants » a t-il déclaré. Pour vous dire comme il s’exprime bien, le John.

Bon je me lance : en 1993, je vivais à San-Francisco et votre libraire m’a permis de ne pas me pendre à la bow window de ma maison rose sur Clément Street.

J’ai trouvé chez vous l’origine du monde, la littérature, la poésie et la clef de mon départ. Le livre qui m’aidera, après 3 ans de bons et loyaux services à la vie de couple, à reprendre la mer. Depuis je suis devenue marin, je sillonne en solitaire les océans. Je vous écris ce soir de ma dernière escale, adossée au Mont Martyrs, le Sacré-Cœur dans le dos pour vous demander un service. Si longtemps, j’avais voulu connaître l’histoire de ce monticule de livres français, de son propriétaire. Un homme ? Une femme ? Aujourd’hui, j’ai abandonné ces vieilles ancres et je viens vers vous pour une tout autre requête.

Je n’avais qu’une heure avant la fermeture et que quelques secondes pour prendre la bonne décision. Je ne sais encore aujourd’hui pourquoi j’ai agi ainsi, encore cette vieille histoire de la bouteille à la mer à coup sûr, oui et bien je l’ai jetée chez vous, cette fiole.

J’avais écris chaque jour pendant 2 ans, sur l’exil, la douleur, la peur, l’isolement, la mort, l’étrangeté de ne pas se sentir chez soi, de ne pas vouloir ou pouvoir aimer un pays, une langue, une culture et de s’accrocher à l’épave de son bateau. Votre librairie était la marée montante et descendante qui chaque jour derrière le ressac m’apportait son lot d’espoir, les saveurs de mon pays, les odeurs, les pensées, sa langue, ses détours, ses discours. Elle m’a appris d’où je venais, ce qui me manquait, mes origines et en quoi tout cela était si cruellement vital. Maigres racines fines mais d’autant plus fortes qu’elles sont devenues vivantes en moi. L’amer constat que je n’étais pas de ceux qui creusent en Amérique un sillon pour planter un nouvel arbre, non, en lisant vos livres, Monsieur -oui car se sont les vôtres après tout- mon désir de rebrousser chemin m’a permis de reprendre mon large.

Tout d’abord merci. Mais venons en à ce jour du départ …

Comme je vous le disais, il me restait tout au plus une heure, j’étais à la maison, j’ouvrais cette énorme valise achetée à la va-vite dans l’après-midi. Sans roulettes, à l’époque on portait le poids de nos choix si lourdement, qu’on se délestait du superflu.

Délester…ah oui j’y viens, je devais me délester de mon journal, mon ancien testament, oui je ne pouvais pas repartir avec, non je ne voulais pas que ça pèse sur mon retour. Un retour qui serait déjà bien assez chargé, non je voulais me délester, le laisser là-bas.

Mais l’abandonner, je n’en avais pas le courage, le jeter, ce n’était pas envisageable. Je l’ai enveloppé dans du papier kraft qui traînait dans la cuisine et j’ai couru de toutes mes forces dans Clément Street, j’ai monté les trois étages de votre librairie, j’ai emprunté le labyrinthe pour retrouver le petit lieu secret, votre French touch.

J’ai ensuite regardé à droite, à gauche, je n’avais pas été suivie, personne, d’ailleurs il n’y avait jamais personne de ce côté-là. Je suis montée sur un tabouret en bois puis j’ai mis le pied sur l’étagère, je me suis accrochée à je ne sais quoi pour grimper encore un peu plus haut et là j’ai soulevé la trappe.

J’avais souvent observé la trappe, à mes heures sombres, j’avais pensé à me cacher là en cas de Trafalgar, un peu comme Anne Franck quand je me ressentais si étrangère. Et oui me cacher là au-dessus de la littérature française ! Drôle et fantasque idée, ce n’était pas la guerre tout de même !  Quoique… J’ai soulevé et j’y ai déposé mes cahiers remplis de pleurs et de larmes. Des cahiers de ma guerre froide engagée contre l’ennemi : l’exil.

Si vous n’avez jamais mis la climatisation, si vous n’avez jamais refait les faux plafonds, si vous n’avez pas rendu les armes… Envoyez-les moi, ils sont à moi, après tout…

Je vous remercie.

Votre lectrice préférée.

 Isabelle Hertement